Rafinha BayernThe Mirror

DOSSIER - Like, emojis et stories, comment les footballeurs n'ont plus besoin des journalistes

Emoji, "likes", pouces bleus et autres symboles plus ou moins abscons. Nous n'avons jamais autant communiqué en pictogrammes depuis les hiéroglyphes de l'Égypte antique. Comme le reste du monde, la génération actuelle de footballeurs a adhéré au concept et a adopté sa communication en conséquence. À tel point que dans l'arsenal de "com" du joueur de foot actuel, les médias traditionnels sont quasiment relégués derrière les réseaux sociaux, plus réactifs, spontanés et accessibles. Relégués au rang de suiveurs plus ou moins privilégiés, les médias traditionnels sont désormais de plus en plus des relayeurs d'une actualité créée et diffusée depuis sa source par les joueurs. Créée, diffusée, mais pas forcément maîtrisée.

Priorité aux followers

En effet, sur "l'autoroute de l'information", surnom un peu pompeux donné à internet à ses débuts puis aux réseaux sociaux, si les médias classiques sont de plus en plus abandonnés comme des animaux de compagnie à l'orée de la saison estivale, les dérapages des joueurs sont nombreux et les carambolages assez affreux en termes d'image.

Peut-on encore parler de phénomène ? La migration des joueurs vers les plateformes sociales a tout de l'évolution, avec un caractère définitif et inscrit dans la durée. Évolution ou mutation ? D'aucuns soutiendront la connotation négative de la mutation face aux dégâts constatés ces derniers mois chez certains acteurs du football.

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En tout cas, il semble bel et bien s'agir d'un phénomène endémique. Si Michael Laudrup a eu recours à la technique bientôt incunable de l'email envoyé à l'agence de presse (en l'occurence l'agence danoise Ritzau) pour démentir l'information selon laquelle il s'était proposé au Real Madrid après le départ de Julen Lopetegui, la plupart des joueurs et entraîneurs peuplant le paysage médiatique ne s'embarrassent plus de passer par les canaux ancestraux pour diffuser un message.

Envoyés spécieux

Le cas le plus prégnant de ces derniers mois remonte à juste avant le Mondial russe, quand Adil Rami avait taclé un peu durement Kylian Mbappé à l'entraînement des Bleus. Alors que le spectre d'une non-participation à la Coupe du monde du prodige parisien planait sur les supporters tricolores et que ces derniers rafraîchissaient frénétiquement les canaux officiels de la FFF, le salut est venu d'une story d'Adil Rami publiée sur son Instagram personnel, rassurant sur l'état de son jeune compatriote. Les reporters qui font le pied de grue devant les terrains d'entraînement et les sièges des Fédérations meublent en vain. Désormais, un simple smartphone a le pouvoir de court-circuiter le trajet usuel de l'information. Et les envoyés spéciaux ne sont plus que des envoyés spécieux. 

Obsolescence déprogrammée

Le pouvoir de la culture du Like transcende même la diffusion de l'information, contribuant à la créer. La bonne vieille tactique de l'agent de joueurs qui appelle ses contacts dans la presse pour propager des rumeurs de transfert de son poulain afin de lui obtenir une juteuse prolongation de bail semble désormais obsolète, puisqu'un simple "J'aime" du joueur en question suffit à mettre en alerte cellules de recrutement, médias et supporters.

C'est ce à quoi Frenkie de Jong s'adonne actuellement. Le jeune batave, notoirement apprécié par le Barça, s'est mis à généreusement distribuer des "J'aime" sur différentes publications du... Real Madrid. Selon le média néerlandais  De Telegraaf , le Real serait prêt à mettre 80 millions d'euros sur le jeune prodige. Comme par hasard. Et son agent n'a pas eu, lui, à lever le petit doigt. Une pression du pouce (bleu) de son client aura suffi.

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La capacité du Like à générer de l'information ne s'arrête pas à la juteuse rubrique des transferts. Thomas Meunier avait été vertement critiqué par les supporters parisiens pour avoir "aimé" un tifo de l'OM. Arturo Vidal, pas sélectionné pour un match de Ligue des champions par Ernesto Valverde au Barça, avait sorti l'emoji "colère" sur Instagram pour souligner son mécontentement. La presse espagnole s'est immédiatement enflammée. Et juste après la lourde défaite du Real Madrid lors du dernier Clasico, Sergio Ramos, capitaine et aboyeur en chef du Real, avait "aimé" une publication d'un compte de supporters pas du tout tendre avec ses coéquipiers. Une façon de les afficher publiquement et de se désolidariser d'eux sans dire un mot ? Le Like a parlé et il laisse les restes à la presse. Cette dernière devra se contenter de ronger la moelle très peu substantifique de l'analyse, voire de l'extrapolation. Et commenter les réactions à chaud, puis à froid. Pour proposer forcément du réchauffé au lectorat. 

La culture du like commence à remettre en cause la place de la presse dans le paysage médiatique. La presse qui doit désormais s'adapter dans son mode de fonctionnement et trouver un nouveau positionnement. Notamment dans la veille de l'actualité. Surveiller les canaux officiels et les grands portails médiatiques ne suffit plus au journaliste. Pour espèrer dénicher l'information et la traiter dans des délais raisonnables, il doit devenir un follower et découvrir l'information en même temps que les autres abonnés. Belle promotion...

Si les footballeurs sont clairement les gagnants de cette nouvelle donne, renforçant leur "branding" personnel (les grandes stars sont plus suivies que les clubs qui les emploient) et gérant directement leurs communautés (Cristiano Ronaldo est d'ailleurs récemment devenu la personnalité la mieux payée d'Instagram devant des stars de la pop et de la téléréalité), les médias n'en sont peut-être pas les grands perdants. Quid de la profession d'agents de relations publiques chargés de veiller à la communication des joueurs ?

Griezmann blackface on TwitterTwitter

Surtout quand ces derniers dérapent sans être préalablement passés par ces professionnels de la communication... On se souvient notamment du "Blackface" de Griezmann, l'homme aux 22.4 millions de follower sur Insta, ou du déguisement de Rafinha en cheikh poseur de bombes pour la fête d'Halloween du Bayern Munich. Comment réagir après avoir été mis devant le fait accompli quand on doit gérer l'image du Brésilien ? Nous avons posé la question à Leonardo Scheinkman, qui se trouve justement être l'agent d'image de Rafinha, mais aussi de Dante et des Lyonnais Rafael et Marcelo (entre autres) au sein de son agence Triumph Sport Marketing . Et Leonardo l'admet, le climat a changé, drastiquement. 

"Mon travail est d'aider les joueurs à créer le contenu et le message que nous voulons mettre en avant. Il faut créer une image, une personnalité et à mon sens, il faut que chaque joueur dispose d'un professionnel pour gérer sa stratégie de communication et qu'il faut se voir comme sa propre marque". Un rôle rendu difficile à l'ère des réseaux sociaux, même si certains points positifs sont à relever : "Cela a vraiment changé depuis dix ans et désormais, les joueurs peuvent réagir sur leurs canaux personnels si jamais la presse ne reprend pas correctement leurs propos lors d'une interview, un phénomène que l'on déplorait assez souvent par le passé".

Rafinha BayernThe Mirror

L'avènement des réseaux sociaux n'est donc pas forcément mauvais pour Leonardo, qui évoque notamment un "nouvel outil pour le journalisme". Mais que faire en tant que professionnel de la communication quand le tollé Rafinha et son déguisement d'Halloween se produit ?

"Halloween et sa culture peuvent être interprétés différemment. Le plaisir de se déguiser en cow-boy, en Indien, en Arabe, peut être perçu comme un manifeste de préjugés raciaux profondément ancrés. Nous vivons à une époque où tout le monde est offensé par quelque chose. Nous avons grandi dans un monde différent de ce qu’il est aujourd’hui et ce monde politiquement correct est apparu devant Rafinha. Si vous le connaissez, vous rencontrerez un bon gars avec un cœur incroyable. A aucun moment, il ne voulait se moquer de son groupe ou provoquer le ressentiment chez les Arabes. Une fois que nous avons vu à quel point cette situation s’est aggravée, nous avons dû présenter nos excuses à ceux qui se sentaient offensés en utilisant les mots justes afin de ne pas créer plus de ressentiment", a indiqué Leonardo, qui explique que le décalage générationnel est aussi appelé au banc des accusés.

Néanmoins, Leonardo maintient que les réseaux sociaux présentent plus d'avantages que d'inconvénients, notamment en ce qui concerne la proximité entre joueurs et supporters. "Avant c'était MySpace, Orkut, AOL. Aujourd'hui, nous avons Instagram, Snapchat, Twitter. La technologie évolue et la manière des joueurs de s'adresser à leurs communautés suit. Mais c'est génial d'être en vie actuellement, car il n'a jamais été aussi facile d'être en contact avec ses idoles"

Même son de cloche du côté de Sébastien Bellencontre, ancien conseiller en image d'Antoine Griezmann et fondateur de l'agence 4 Success, pour qui la nouvelle donne n'est pas forcément mauvaise, que ce soit pour les médias traditionnels ou pour les agences de communication : "Communiquer directement avec sa communauté c'est important, pour ne pas dire indispensable, mais il faut aussi donner du temps aux médias, car les médias ont forcément une influence sur l'image que vous dégagez."

Monsieur Bellencontre ne pense pas que la prise de parole des joueurs par le biais des réseaux sociaux n'est pas antagonique avec son rôle de communicant professionnel : "Je pense au contraire que c'est plus une opportunité pour les gens comme nous. C'est aussi propre à chaque sportif de savoir s'il a le besoin d'être accompagné".

L'affaire « Blackface » aurait-elle pu être évitée si Antoine Griezmann était toujours conseillé par Monsieur Bellencontre ? : "Très franchement, je pense que cela se serait produit aussi, car dans ce qu'a mis Griezmann sur les réseaux sociaux, je n'ai pas trouvé qu'il y avait un quelconque message volontaire de racisme. Il est arrivé un moment, peut-être, où on lui pardonnait moins de choses. Mais quand vous le connaissez et que vous savez quelles sont ses passions, vous savez qu'à aucun moment, il ne peut y avoir une once de racisme chez ce mec-là". 

Comme Leonardo Scheinkman, monsieur Bellencontre invoque lui aussi des problèmes culturels impliqués dans les dérapages sur les réseaux sociaux des sportifs de haut niveau. "Pour trouver un joueur de football conscient de la signification de se noircir le visage aujourd'hui, il va falloir se lever tôt. Culturellement, peu de gens sont au courant que se grimer le visage peut créer des problèmes au niveau sociétal. Et quand vous connaissez le personnage, vous savez qu'il s'agit d'humour. Agence ou pas agence, pour moi ce n'était pas une erreur."

Griezmann avait défrayé la chronique plus tard avec #LaDecision, cette fameuse saga où, après plusieurs mois, il avait choisi de révéler sa décision de ne pas quitter l'Atlético dans un court-métrage diffusé sur une chaîne espagnole payante juste avant le Mondial 2018. La façon de communiquer du Français, spontanée, exubérante et authentique, aurait-elle changé s'il avait confié les rênes de sa communication à une agence professionnelle : "Je ne peux pas vous répondre, on parle au conditionnel. Mais Griezmann fait des choix qu'il assume et je trouve très bien qu'il assume ses choix.".

En tant que professionnel de la communication, monsieur Bellencontre ne voit pas le futur de la communication des sportifs passer par les réseaux sociaux en priorité à l’avenir : " Peut-être qu'il y aura aussi un phénomène de rejet. Un ras-le-bol des joueurs d'être constamment jugés. Sans doute aussi un phénomène de protection, qui les fera revenir en arrière".

Au final, les réseaux sociaux et leur utilisation par les joueurs comme premier canal d'expression redistribue les cartes de manière significative dans le très scruté microcosme du football mondial, mais ce phénomène présente un avantage indéniable. Celui de montrer les joueurs spontanément, sans filtre, plein phrare, sans fards, avec leur capacité à commettre des erreurs et à afficher leurs déficiences là où on a l'habitude de révérer leur efficience sur le terrain, les révélant dans leur dimension d'humains. Un coup de pied au culte que l'on voue à des idoles que l'on a contribué à installer dans des panthéons factices, oubliant que les êtres humains sont des footballeurs comme les autres. Ou l'inverse. 

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