Il y a de cela vingt-ans, et au bout d'un parcours exceptionnel, la Croatie se voyait privée d'une place en finale de la Coupe du Monde par la France. La sélection au damier s'était même vue au plus grand des rendez-vous suite à l'ouverture du score de son buteur Davor Suker, mais un sursaut tricolore, matérialisé par l'improbable doublé de Lilian Thuram a fait évaporer son rêve de consécration mondiale. Aujourd'hui, les deux sélections s'apprêtent à se retrouver dans la plus belle des compétitions, mais en finale cette fois-ci. Inévitablement, l'affiche convoque de vieux souvenirs. Des souvenirs, mais pas de rancœur. Du moins, pas chez les acteurs appelés à disputer ce rendez-vous.
La qualification face à l'Angleterre à peine acquise mercredi dernier (2-1 a.p.), le sélectionneur croate Zlatko Dalic avait été questionné en conférence de presse sur ce duel à venir contre les Bleus, et si celui-ci inspirait, à lui et ses hommes, un sentiment de revanche par rapport à ce qui s'était passé en 1998. D'emblée, le technicien croate a refroidi ceux qui étaient en quête d'une réponse positive pour en faire les gros titres de leurs supports. "Le match de dimanche sera une rencontre historique mais on ne cherchera pas à prendre notre revanche sur 1998. On cherchera simplement à réaliser notre meilleur match de la compétition face à la France", a-t-il lâché.

Le peuple croate a de la mémoire, mais pas ses équipes
Les propos de Dalic n'avaient rien d'étonnant. Personne ne s'attendait à ce que le patron de la "Vaterni", si sobre et classe dans chacune de ses sorties médiatiques depuis le début de la compétition, déplace les débats ailleurs que sur le terrain. Mais est-ce aussi le discours qu'il tiendra auprès de ses protégés, sans chercher à utiliser le levier de l'histoire pour les transcender encore plus ? Il semblerait que oui car les Rakitic, Modric et consorts ne sont pas spécialement animés par un esprit de vengeance par rapport à ce qui est arrivé à leurs illustres ainés.
Dans la zone mixte de Luzhiniki, le seul à avoir utilisé le terme "revanche" est le défenseur Dejan Lovren. Pour le reste, personne n'y a fait illusion. Et cela ne devrait pas changer à l'occasion des causeries d'avant-match, si l'on en croit Hrvoje Tironi, journaliste de Goal Croatie. "Je ne crois pas qu'un de nos joueurs va y penser (à la revanche). La plupart d'entre eux étaient des gamins en 1998. Et certains, à l'instar d'Ante Rebic, ne se souviennent même pas de ce match. Ils étaient trop jeunes. Non, il n'y aura pas d'esprit de revanche chez eux". Même sentiment chez Igor Stimac, l'ancien sélectionneur de la Croatie (2012-13) et qui fut présent au Stade de France il y a 20 ans. "Il faut leur demander à eux, mais je ne pense pas", a-t-il rétorqué. Ce dernier affirme aussi que personne en Croatie ne s'attend à ce que Mandzukic et cie vengent les anciens : "Pour nous ce sont déjà des champions indépendamment de ce que sera le résultat final de la rencontre", nous a-t-il confié.
Il est donc évident que la défaite du siècle dernier n'animera pas les discussions du vestiaire croate à l'heure de pénétrer sur la pelouse moscovite. Mais pour ce qui est des sujets qui vont, et qui sont déjà abordés à Zagreb, à Split et dans le moindre recoin de ce pays des Balkans, c'est assurément une toute autre histoire. Il n'y a que la jeune génération qui n'a pas été marquée par ce match renversant au SDF. À l'instar de ce que représente le France-RFA de 1982 pour les Français, pour les Croates, il s'agit d'un échec qui reste dans la mémoire collective. Et le souvenir est d'autant plus prégnant que la sélection n'avait plus jamais atteint un stade aussi avancé d'un tournoi majeur jusqu'à cette année. "La Croatie est un petit pays et la médaille de bronze de 1998 reste le plus grand exploit de notre sport jusqu'à aujourd'hui…Et oui, tous ceux qui se souviennent de ce match en parlent encore", témoigne Tironi.

La blessure est donc encore là, et elle a même été personnifiée puisque toute l'amertume et la colère des supporters est dirigée vers un homme, en la personne de Lilian Thuram. Avec ses deux buts, le défenseur français a longtemps fait cauchemarder les Croates, comme l'illustre un sondage effectué par un magazine local il y a quelques années et qui demandait à ses lecteurs de citer un sportif étranger qui les a le plus fait souffrir. Thuram a remporté le suffrage haut la main. Il a récolté 70% des votes, et a devancé l'Américain Pete Sampras (10%), qui avait privé le tennisman local Goran Ivanisevic de deux titres du grand chelem. Même Miroslav Blazevic, le sélectionneur d'alors, ne s'en est pas encore remis, comme le prouvent ses propos dans l'interview qu'il nous avait accordée avant le Mondial : "Le doublé de Thuram ? Oui, j'y pense encore. Je connaissais Thuram et j'avais suivi son parcours, mais jamais il n'a sorti un match comme celui qu'il a fait contre nous. Je me demande d'ailleurs encore comment il a fait. Et je peux vous dire que si les Français n'avaient pas Thuram ce soir-là, c'est certainement nous qui nous serions qualifiés pour la finale".
La génération actuelle a ses propres démons à chasser
Et les joueurs de l'époque ont-ils réussi à tourner la page ? Certains ont des difficultés à le faire à l'instar de Mario Stanic, qui était coéquipier de Thuram en club à l'époque (à Parme). "Quand j'entends parler de la France, quand j''entends des gens parler français, j'ai toujours quelque chose qui me brûle l'estomac", déclarait-il à l'Equipe récemment. Aljosa Asanovic, l'élégant milieu de l'équipe, indiquait aussi à Goal qu'ils avaient été "malchanceux". Mais, il y en aussi d'autres qui préfèrent retenir que le positif. C'est le cas de Stimac. "Cette troisième place au Mondial a été le plus grand accomplissement du football croate à l'époque et cela restera toujours comme tel et non comme un douloureux souvenir, nous a-t-il assuré. Et aujourd'hui, nous sommes tous heureux que la Croatie a prouvé qu'elle reste l'une des meilleures équipes des 25 dernières années et que l'exploit de 1998 n'était pas qu'un simple feu de paille".
Un succès dimanche aidera-t-il les Croates à oublier définitivement le passé et regarder uniquement de l'avant ? Ne plus ressasser ces maudites 20 minutes qui ont vu la bande à Blazevic basculer d'une émotion extrême à une autre ? Il est tentant de croire que oui. Cependant, une consécration mondiale libérera surtout l'équipe actuelle et cette génération qualifiée de dorée, qui a connu tant de frustrations ces dernières années. "Ils étaient proches à chaque fois, comme en 2008 et 2016, mais ce n'était qu'une question de temps avant que cette équipe réussisse quelque chose de grand", juge Stimac, avant d'indiquer qu'au regard de sa taille et de peu d'infrastructures modernes qu'il possède, "ce pays réalise toujours une grande performance en se qualifiant pour un grand tournoi". Et en gagner un, comment serait-ce considéré ?
