"Papa ?"
"Oui mon fils."
"Pourquoi nous sommes de l’Atléti ?"
Le silence pesant qui règne tout à coup dans l’habitacle traduit l’incapacité d’expliquer un sentiment, une passion exclusive, presque une obligation héréditaire. C’est comme ça, c’est tout. Ce spot publicitaire avait été diffusé la saison du retour de l’Alético en Primera Division après sa relégation en 2000. Difficile d’expliquer à un enfant pourquoi la famille ne supporte pas l’autre club de la ville, le chevalier blanc à l’armure scintillante qui règne sur l’Europe. Une armure qui brille comme un diamant, de manière froide et anguleuse, et sur laquelle se reflètent les innombrables échecs de l’Atlético. Non, vraiment. Ca ne s’explique pas.
Très peu de clubs au monde se définissent en fonction de leur rival. Si l’Atlético Madrid existe, c’est uniquement pour incarner la négation des valeurs du voisin honni. L’Atlético a construit son armature mythologique avec le moindre succès, l’infime petite parcelle de réussite enlevée au rival.
Si les deux clubs partagent la même ville, un monde les sépare. Le Real, c’est l’excellence, des maillots blancs que le président Santiago Bernabeu voulait faire jouer la nuit, car la réverbération de la lumière sur les tuniques immaculées évoquait les étoiles. L’Atlético lui, revêt une tunique rouge et blanche à rayures, car le tissu coutait moins cher à produire à l’époque de sa fondation par trois étudiants basques et trois dissidents du Real. Il s’agissait du même tissu utilisé pour fabriquer les matelas et il était facile de s'arranger avec les fabricants pour récupérer des chutes. D’où le surnom de "Colchoneros" (Matelassiers).

Ce duel, c’est le Nord contre le Sud. Les "Vikings" (le Real est surnommé ainsi pour avoir tout "saccagé" partout en Europe) contre les Indiens qui vivent à côté du fleuve. L’implacable vainqueur contre le magnifique loser. La royauté contre la loyauté. Le chouchou des médias contre le persécuté. Le Real, c’est le caviar du football, là où l’Atlético se revendique comme le "cocido", un ragoût roboratif, réconfortant, généreux et pas cher. Le plat typique de la classe ouvrière madrilène. Le caviar c’est Zidane, Di Stefano et onze Ligues des champions. Métaphores culinaires mises à part, l’Atlético est vraiment le club de la classe ouvrière de la capitale espagnole. C’est même son porte-étendard.

Là où les présidents du Real clament l’universalité du club, jusqu’à assortir le recrutement pour plaire au plus grand nombre, en recrutant des Ballons d’Or et en multipliant les joueurs les plus chers du monde, pour les emmener faire le tour de la planète en tournées estivales promotionnelles, l’Atlético ne revendique rien, pour personne. Les Colchoneros ne sont pas des Galactiques. Ce sont des hommes du peuple, de simples terriens qui ne se perdront jamais dans le labyrinthe de l’identité, car pour eux, il n’y a qu’une seule voie. Les joueurs de l’Atlético, à part quelques récentes exceptions, pourraient se confondre avec leurs supporters. José Movilla était éboueur avant de réussir en tant que footballeur. S’il était tant apprécié par le Calderon, ce n’est pas une coïncidence.
Très peu de joueurs ont osé traverser la frontière invisible mais néanmoins interdite séparant les deux équipes. Juanito, Bernd Schuster (qui a même joué au Barça et entraîné le Real), Juanfran (formé au Real), Jose Antonio Reyes et l’idole merengue Raul, chassé de l’Atlético à l’âge de 13 ans lorsque le sulfureux ancien président des Colchoneros Jesus Gil a fermé l’académie du club. On va plus facilement du Barça au Real que d’un club madrilène à l’autre.

Les différences culturelles viscérales entre les deux équipes se constatent jusque dans leurs célébrations. Pour son centenaire, le Real a rendu visite au Roi, au Pape et aux Nations Unies avant d’inviter le onze de l’année FIFA. Pour célébrer leur centenaire, les fans de l’Atlético se sont empiffrés avec une énorme Paella avant d’amener le plus grand drapeau du monde au Calderon pour y voir perdre leur équipe 0-1 contre Osasuna. Côté organisation, là où Placido Domingo, accompagné d’un orchestre, a chanté le centenaire du Real, les dirigeants de l’Atlético ont dû faire appel à un chanteur folk, Joaquin Sabina, qui n’a finalement pas pu chanter le soir du centenaire pour un problème de copyright.
À l’entrée du musée de Bernabeu, une pancarte attire le regard : "Les trophées racontent l’Histoire". Au Calderon, vous pouvez acheter des t-shirts avec inscrit dessus “Bendita afición”. Supporters bénis. "Bénis" n’est pourtant pas le qualificatif que tout fan des Colchoneros utiliserait. En 2000, lors de la relégation du club en seconde division, Luis Aragones déclarait : "J’ai laissé tomber l’alcool, la cigarette et la nourriture riche, car cela me tuait. Mais je ne peux pas laisser tomber l’Atléti qui pourtant, me tue aussi." Cette légende du club est connue pour avoir eu les mots les plus inspirants pour son équipe avant une finale de Coupe du Roi à Bernabeu en 1992 : "C'est le Real. A Bernabeu. Oubliez la tactique".
Le légendaire président Vicente Calderon avait surnommé son club "El Pupas", le guignard, après la défaite en Coupe d’Europe face au Bayern Munich en 1974. Un surnom qui résume bien l’état d’esprit des supporters et ce fatalisme comique qui semble en permanence les menacer. Un peu comme un Vil Coyote sachant d'avance qu'il va échouer, mais qui ne peut pas s'empêcher d'essayer.

L’année de la relégation, les abonnements ont augmenté (plus de 40.000 tickets vendus, pour un stade ayant une capacité de 55.000 places). Le masochisme des supporters madrilènes est toujours réglé sur le bouton "MAX". L’Atlético a fait une religion de la lamentation. Demandez aux supporters ce qui les différencie de leurs voisins merengue, ils vous répondront : "Atleti hasta la muerte, Real hasta la próxima derrota” (L’Atléti c’est jusqu’à la mort, le Real c’est jusqu’à la prochaine défaite). Le Real appartient au monde entier, l’appartenance à l’Atlético est jalousement et ataviquement gardée par les habitants de la capitale comme l’affirme l’ancien attaquant des Colchoneros Fernando Torres. Ce qui explique sans doute la folie ordinaire des supporters de l’Atléti. Envahissement du terrain d’entraînement avec des bâtons et des cagoules, mais aussi envahissement de la tribune de presse étrangère du Calderon un soir de victoire du Real en octobre 2005. "C’est du vol, V-O-L, écrivez-le dans vos journaux." Ce soir-là, David Beckham, personnification du business et de la starification du riche voisin est bombardé de projectiles à chaque fois qu’il va tirer un corner. "J’ai reçu des pièces de monnaie, des bouteilles, des briquets et j’ai même goûté à une pomme. Mais j’ai recraché, juste au cas où…." Beckham avouera qu’il voulait désamorcer la situation (chants racistes envers Roberto Carlos et démence furieuse en tribunes) en mordant dans le fruit, mais a eu peur d’avoir été empoisonné. À Vicente Calderon, c’est la Cour des Miracles. Mais les plus grands miracles qui peuvent s’y produire sont encore des victoires de l’Atléti.
Contrairement à son voisin, le Real, lui n’est pas franchement obnubilé par sa rivalité avec l’Atlético. Le club merengue voit plus grand et si rivalité il doit y avoir, ce sera avec le Barça. Le Real a toujours fait à l’Atlético l’insulte de l’indifférence. La pire de toutes.
Le Real, c’est Disney. Une chorégraphie bien orchestrée, une parade de personnages connus même des plus jeunes, une attraction tous publics. L’Atlético ressemble à un manga déprimant d’Hayao Miyazaki. Triste, réaliste, mais toujours onirique. Même dans la souffrance. La souffrance, un thème cher aux supporters des Colchoneros. Une partie intégrante du mythe des Rojiblancos. L’autre leitmotiv du club en plus de la rivalité avec le Real. On retrouve d’ailleurs ces deux références profondément ancrées dans la culture de l’Atlético, jusque dans les chants des supporters.

Le Real va investir 400M€ dans un nouveau Santiago Bernabeu glamour et moderne qui se trouve déjà dans l’avenue classieuse de la Castellana, entouré de banques et de centre d’affaires. L’Atlético est longtemps resté dans son fief de Vicente Calderon, construit à côté d’une brasserie, sur les rives du Manzanares, avec l’autoroute M30 qui passe sous la tribune ouest (l'humidité et les agents chimiques polluants ont d’ailleurs déjà menacé la structure du stade et va obliger l’Atlético à migrer au stade de La Peineta). Pour y accéder, on peut emprunter "la rue des mélancoliques (Paseo de los Melancolicos)" au nom approprié et qui a sûrement étouffé moult sanglots de supporters et d’où on peut entendre les célébrations merengue à la fontaine de la Cibeles, située une rue plus loin. Au Calderon on entend la "La Cancion del Atletista", où il est question de souffrance et d’équipe dont personne ne connaît le nom. Ou encore "Todo ha cambiado", où les supporters interpellent le Real Madrid, affirmant que les temps ont changé, que le Real n’est plus à la mode et que l’Atlético peut toujours acheter les plus petits joueurs.
Des chansons où l’on apprend aux enfants "la différence entre le bien et le mal. Le mal est blanc." Revanchards et toujours proches de l’auto-flagellation, les supporters de l’Atlético mourraient pour une victoire de leur équipe, mais ne vivent que pour les défaites du voisin. Prisonniers d’un sentiment, d’une cage aux barreaux loin d’être dorés, d’une cage aux barreaux érodés par les étreintes passionnelles, par les larmes, par les coups. D’une cage aux barreaux rouges et blancs, qui ne retient personne, mais que personne, une fois entré, ne peut plus jamais quitter. Que peut répondre un père à son enfant qui lui demande pourquoi la famille n'est pas "de l'aute coté" ? Rien sans doute. Rien, à part le laisser traîner du côté des Hinchas revolucionarios, entendre les chants, goûter à la souffrance et se saôuler aux larmes. Hausser les épaules après un nouvel échec et accepter la délicieuse fatalité d'être né sous les sept étoiles de la constellation de la Grande Ourse qui orne le blason d'un club comme aucun autre.
La canción del Atletista : “Soy un socio del Atleti, sufridor seguidor, seguidor!” “Je suis un membre de l’Atléti, un supporter qui souffre”. |