Depuis le 6 mai, les musulmans du monde entier célèbrent le mois sacré du ramadan. Pendant trente jours, ils manifestent leur adoration envers Dieu et éprouvent leur foi, à travers des prières, le récit du Coran mais aussi et surtout en s'astreignant à l'abstinence. Chaque jour, du lever jusqu'au coucher du soleil, ils se privent (entre autres) d'eau et de nourriture. Une privation qui suscite des questions et des inquiétudes lorsqu’elle concerne les sportifs.
C'est une évidence, jeûne et pratique du sport sont difficiles à concilier, d’autant plus pour un athlète de haut niveau. Quelles sont les règles du ramadan et les potentielles dérogations ? Comment les footballeurs parviennent-ils à gérer cette situation et leur santé court-elle un risque ? En outre, comment cette pratique est-elle gérée au sein des clubs et quels conseils donner aux jeunes joueurs ?
Autant de questions que Goal a posées à des joueurs professionnels et des éducateurs. Des témoignages complétés par des avis médicaux, émis par le docteur Patrick Bacquaert dans sa publication "Ramadan et Sport", pour l'IRBMS, l’Institut de Recherche du Bien-être, de la Médecine et du Sport Santé.
Peut-on rompre le jeûne pour jouer un match de football ?
L’Islam stipule-t-il des exceptions qui permettent à un sportif de ne pas jeûner ? Telle est l’une des interrogations fréquentes en ce qui concerne le ramadan. Aussi surprenant que cela puisse paraître, le débat existe et aucune réponse ne fait l’unanimité.
Certains se réfèrent strictement au Coran, qui mentionne deux cas de figure dans lesquels il est permis de s'alimenter et de boire avant le coucher du soleil, qu'on soit footballeur ou pas : "Les seules conditions où on peut éventuellement rompre le jeûne, c'est soit être malade, soit être en voyage. Donc quand on jouait en déplacement, je rompais le jeûne. Mais sinon, j'ai toujours jeûné", révèle ainsi l’international tunisien Bilel Mohsni, qui évolue en Grèce, à Panachaïkí (2ème division).
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Un discours qui s'appuie sur le texte sacré et que partage Youssouf Hadji. Mais l’ancien international marocain se veut moins strict et juge que lorsqu'on est professionnel et qu'on n'est pas en mesure de faire son métier sans être amoindri physiquement, alors l'exception est tolérée. « Moi, je fais le ramadan depuis mon plus jeune âge. Je jeûnais tous les jours de ce mois, sauf lorsqu'il y avait des matches. J'avais déjà essayé, mais ça ne s’était pas très bien passé. Je n'avais pas supporté, confie-t-il à Goal. Donc, il n'y a que dans ce cas de figure où c'était compliqué de le faire. Notamment durant l'été. Mais je faisais ce qu'il fallait pour compenser après. »

Quels sont les risques du jeûne et les bonnes pratiques à adopter ?
"Si l’entraînement reste possible, la compétition est difficile à gérer quel que soit son niveau. Pendant le jeûne du mois de ramadan, les performances physiques et sportives sont donc nettement diminuées. Les entraîneurs doivent en tenir compte. Programmer des compétitions pendant cette période reste peu compatible avec une diététique sportive de haut niveau et avec la notion de performance. Il faut rester d’autant plus vigilant, car l’entraînement à jeun augmente le risque de chute ou d’accident par baisse de la vigilance, et expose au surentraînement ", souligne le médecin du sport Patrick Bacquaert dans son étude.
Le degré de difficulté, ressentie lorsqu’on se prive de toute source d'énergie et qu'on fait du sport, diffère selon les périodes de l'année mais aussi des individus. Pour Hadji, "cela dépend surtout des joueurs. Certains vont très bien le supporter et d'autres moins. C'est au cas par cas. Moi, j'ai eu la chance de supporter tout ça. Mais ça dépend aussi de l'intensité, si on joue par exemple tous les trois jours ou pas… Au plus haut niveau, cela devient délicat. Comme je l’ai dit, cela dépend des personnes."
Mohsni abonde dans son sens en reconnaissant que "pendant les périodes estivales, c'était très dur. On sent qu'on a besoin de boire. Et sans eau, on se sent affaibli. Mais grâce à Dieu, j'ai pu supporter. Ce n'est pas facile, mais on tient le coup." Hadji renchérit : "Physiquement, je le ressentais (…) Je faisais ce qu'il fallait après le F'tour (le dîner) pour bien m'hydrater et prendre les compléments nécessaires, surtout l'été. Car pendant l'hiver, c'est beaucoup plus facile."
Le danger qui guette les sportifs de haut niveau musulmans, lorsqu’ils jeûnent en période de compétition, c’est le malaise hypoglycémique, qui se produit lorsque le taux de sucre dans le sang baisse trop. Dans son étude, le Dr. Bacquaert recommande d’être « très prudent surtout la première semaine du ramadan car celui-ci modifie profondément les habitudes alimentaires et les rythmes du sommeil. Pratiquer un sport sans s’alimenter, sans boire, et surtout en période de chaleur (…) peut apporter au minimum une diminution de la force musculaire, voire une hypoglycémie. »
Pour un joueur professionnel, le ramadan peut donc aussi perturber le cycle du sommeil. En effet, le deuxième repas suivant la rupture du jeûne intervient à l’aube, quand le sommeil est généralement profond. Par conséquent, les nuits s’en trouvent perturbées.
Bilel Mohsni admet que c'est un paramètre auquel il faut s'adapter : "C'est vrai, plus les jours avancent et plus cela devient difficile. La fatigue prend le dessus. Après l'entraînement, le corps demande à se reposer et une sieste devient alors obligatoire. Mais si on mange bien et on dort bien, on peut passer le ramadan correctement".
L’ancien Nancéien Hadji insiste, quant à lui, sur le fait que "cela dépend encore une fois des joueurs", et dévoile son astuce : "Une fois réveillé, je n'arrivais plus à me rendormir. Ce que je faisais, c’était de bien manger entre le dîner et 23h, l'heure à laquelle je me couchais. Et après, je ne me levais pas. Mais ça dépendait aussi des jours. Si le lendemain, je n'avais rien, je me levais à l'aube, même si ce n'était pas recommandé."

Les clubs ont-ils leur mot à dire ?
En somme, ce mois de ramadan, bien que très apprécié des joueurs pieux, génère plusieurs contraintes. Et celles-ci peuvent être mal vues par leur club. Les joueurs peuvent-ils alors subir des pressions de la part de leurs dirigeants et être amenés à choisir entre leurs convictions et le collectif ?
« Ça m'est arrivé, se souvient Mohsni. Mais souvent le ramadan arrivait en fin de saison et j'arrivais à cacher en quelque sorte le fait que je ne mangeais pas. Je suis aussi tombé sur davantage d'entraîneurs qui comprenaient que le ramadan est important pour les musulmans. Qu'on avait besoin de le faire. Ils nous mettaient dans les meilleures dispositions. Par exemple, aux Glasgow Rangers, si on était à l'hôtel, le room service venait à 4h du matin. Ils m'apportaient ce que j'avais commandé pour commencer ma journée. »
Mohsni, qui a évolué en Angleterre à Southend United et Ipswich Town avant de rejoindre les Gers, affirme que les clubs britanniques sont aux petits soins pour les joueurs musulmans. Est-ce aussi le cas en France, où le Parisien de naissance a porté le maillot d’Angers SCO et du Paris FC ? "L'Angleterre, c'est un pays beaucoup plus ouvert. Tout le monde respecte les cultures de tout le monde. En France, certaines personnes sont compréhensives et d'autres ne le sont pas. Elles se fient à la science, en arguant qu'un corps humain ne peut fonctionner à 100% si on ne boit pas et qu'on ne mange pas. Mais, en Angleterre, tant qu'on est performant, il n'y a aucun souci. Et les gens respectent. »
Youssouf Hadji reconnaît qu’il n’évoquait pas le ramadan avec ses dirigeants et entraîneurs, en France. "Sincèrement, je n'en parlais pas, révèle celui qui a porté les couleurs de Nancy, Bastia et Rennes, en insistant sur le caractère privé de sa pratique religieuse. C'était entre moi et Dieu. Il fallait que je sois bon sur le terrain. Chacun a sa manière de voir le truc. Le problème est que si ça se passait mal, ça allait toujours être la faute du ramadan. Moi, je faisais juste ce que j'avais à faire. Mais, en général, les entraîneurs respectaient tout ça."
Des imams pour influencer les joueurs ?
Par le passé, certains clubs ou sélections nationales (algérienne, notamment) ont fait appel à des imams pour tenter de convaincre les joueurs qu'ils avaient le droit de faire l'impasse sur le jeûne quand leur corps était mis à rude épreuve, en arguant du caractère noble de leur engagement.
Pour Mohsni, ces discours ne sont absolument pas audibles. "Oui, j'ai connu cette situation. Il y avait des imams qui donnaient des fatwas (dans la religion islamique, consultation juridique donnée par une autorité religieuse à propos d'un cas douteux ou d'une question nouvelle, ndlr). Mais moi, Je me suis dit qu'aucun imam ne pouvait aller contre la volonté de Dieu. Lorsqu'il y avait ce genre de rendez-vous programmés, je n'y allais pas. En tant que musulman, en lisant la sourate Baqara (des versets du premier tome du Coran), on sait quelles sont les règles du Ramadan. Si on n'est pas malade ou en voyage, on ne mange pas. Et c'est pareil pour tout le monde ; qu'on soit athlète du haut niveau, ouvrier ou PDG. Aucun imam ne peut me dire le contraire. Même un musulman qui joue dans mon équipe et qui me dit qu'on a le droit (de manger), je n'y prête pas attention et je ne l'écoute pas. Car je suis sûr de ce que dit le Coran, et du message du Prophète. Même si on essaye de me faciliter la chose. Et c'est sûr que ça aurait été génial d'avoir une excuse, mais il n'y en a pas, tout simplement. C'est un mois béni et on doit souffrir tout du long."
Même son de cloche chez Hadji, également convaincu de l'inutilité de la démarche, même s'il n'y a jamais été confronté : "On n'a jamais eu ça. Mais ce n'est pas à un imam de donner l'autorisation ou pas de jeûner. Chaque personne a ses propres convictions. On a beau ramener un imam, un cheikh ou ce que vous voulez, celui qui a décidé de jeûner, il va jeûner. J'en connais, vous pouviez leur dire tout ce que vous voulez, ils n'écoutaient absolument pas. Jeûner c'était une obligation pour eux et pour Dieu."

Quels conseils donner aux jeunes joueurs ?
Quand on est adulte, mature, on a ses convictions et on s'y tient. Mais qu’en est-il des plus jeunes ? Certains ont besoin d'être guidés, conseillés. Logiquement, ces derniers se tournent vers les anciens, et en particulier ceux qu'ils côtoient en club et qu'ils considèrent parfois comme des modèles.
Mohsni admet avoir joué les conseillers : "Oui, des musulmans et des non musulmans venaient me demander conseil. Quand on est suivi par un diététicien, on connait l'apport calorique dont on a besoin. Donc je leur conseillais de le diviser par deux, et non par trois comme le reste de l'année. Je leur expliquais cela, qu'il faut manger une ration au petit-déjeuner avant le S'hour (l'Aube) et une autre au dîner lors du coucher du soleil. Et qu’il faut essayer de boire beaucoup d'eau. Un athlète doit en boire beaucoup pour éviter la déshydratation."
Une recommandation réitérée par le docteur Patrick Bacquaert : "Il faut bien s’hydrater dès la rupture le soir et juste avant la reprise du jeûne le matin. Il est important de boire plus d’eau qu’en temps normal, au moins 1,5 litre par jour. Il ne faut pas sauter le repas qui précède l’aube et y consommer des liquides comme des produits laitiers, des sucres lents (semoules, farines, céréales), des fruits frais pour les vitamines et des dattes pour permettre au transit intestinal de fixer l’eau et éviter ainsi la constipation."
Hadji lui aussi a endossé avec plaisir ce rôle de mentor auprès des jeunes joueurs, "car il y en a beaucoup dans nos clubs, et dans tous les clubs au monde". "On parlait énormément. Certains essayaient de le faire mais n'y arrivaient pas, ils rompaient le jeûne. On s'entraidait et des fois, on se retrouvait même tous à l'heure du F'tour pour manger tous ensemble. Se retrouver notamment en sélection, pendant le ramadan, c'était d'ailleurs un plaisir car tout était adapté."
Si les clubs professionnels et les sélections nationales peuvent s’adapter et accompagner les jeunes joueurs, qu’en est-il au sein des clubs amateurs ? "Avant le début du ramadan, on en parle avec les parents. On leur demande si les enfants vont jeûner, s'ils vont le faire même lorsqu'ils s'entraînent, s’ils veulent qu'on s'adapte à leurs pratiques", explique à Goal le vice-président d’un club des Hauts-de-France, qui a souhaité conserver l’anonymat.
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Bien sûr, les exigences du monde amateur ne sont pas les mêmes qu'au niveau professionnel, ce qui rend le mois du ramadan plus facile à gérer. Le dirigeant amateur, également entraîneur des moins de 13 ans de son club, le reconnaît : "Quand il y a un match de compétition, nos jeunes ne viennent pas généralement. Car ils ont du mal à jeûner à ce moment-là. Et il y en a qui ne jeûnent pas même lorsqu'il y a entraînement. À cet âge-là, ce n'est pas encore totalement obligatoire. Ceux qui sont là et qui font le ramadan, on peut potentiellement les ménager. Mais on ne les dissuade pas de ne pas le faire, car ça reste du domaine privé. On leur dit plutôt : si tu veux jeûner et si tu ne te sens pas capable de jouer, ne viens pas au foot, c'est tout. "


