A l’approche de l’Euro 2020, notre rédaction vous propose une série de rencontres avec les joueurs ayant disputé ce tournoi par le passé. Des lauréats de la compétition, des acteurs majeurs ou simplement des protagonistes ayant des histoires intéressantes à raconter. Quatrième épisode ce lundi avec comme témoin John Jensen. Cet ancien international danois revient pour nous sur l’édition 1992 du tournoi continental que son pays a remporté à la surprise générale.
En 2004, la Grèce d’Otto Rehaggel est devenue championne d’Europe au Portugal au bout d’un parcours exceptionnel et qui a défié tout entendement. Les Hellènes ont créé la sensation, mais ils n’étaient pas les premiers à le faire dans cette compétition. Douze ans plus tôt, en Suède, le Danemark avait montré la voie à suivre en déjouant tous les pronostics pour ensuite inscrire son nom au palmarès de cette épreuve. Et l’exploit de la sélection scandinave est encore plus retentissant puisqu’elle n’était même pas qualifiée à l’origine pour la phase finale. Un véritable conte de fée que nous raconte l’un des héros de cette épopée, John Jensen.
À l’époque, ce milieu de terrain défensif avait vingt-sept ans. Il n’était pas le plus élégant des joueurs danois, mais c’était un élément très précieux, et qui abattait un énorme travail dans l’entrejeu. Il côtoyait la sélection depuis cinq ans et y était indiscutable. En 1988, en RFA, il était déjà dans le groupe de l’équipe danoise qui participait à son troisième tournoi majeur consécutif. Une participation qui n’est pas restée dans les mémoires puisque Jensen et ses partenaires sont sortis dès le premier tour avec trois défaites en autant de matches. Avec ce zéro pointé, cela ressemblait au chant du cygne de la Danish Dynamite, coachée par le technicien allemand Sepp Piontek. Les Danois ont raté ensuite la qualification pour le Mondial 1990, et ils étaient aussi censés assister de chez eux à l’Euro 92. Durant la campagne de qualification, ils se sont fait devancer d’un point par la Yougoslavie.

Un Euro préparé en 10 jours avec comme seul objectif : ne pas être ridicules
Mais, entre la fin de ces éliminatoires et le début de la phase finale du tournoi, la guerre des Balkans a éclaté. Conséquence : la Yougoslavie est exclue de toutes les manifestations sportives internationales. Le malheur des uns faisant le bonheur des autres : le Danemark est repêché pour remplacer la bande à Stojkovic. Une décision prise deux semaines seulement avant le début des hostilités. La fédération concernée accepte et la sélection de Richard Möller Nielsen se voit donc conviée au dernier moment à la grand-messe continentale. Alors qu’ils se prélassaient sur la plage dans leurs lieux de villégiature respectifs, les joueurs sont alors priés de reporter leurs plans de vacances pour venir défendre les couleurs du pays et essayer de signer une prestation honorable malgré ces circonstances très particulières.
Jensen se souvient très bien de ce moment où on leur a fait part de la (bonne) nouvelle. « Oui, quand on nous a dit qu’on était repêchés, la plupart d’entre nous étaient en vacances, nous confirme-t-il. Quand on nous a fait savoir qu’on devait aller en Suède, on s’est tous dit « Bon, allons faire ces trois matches et ensuite on reprendra nos vacances ». On ne se voyait pas du tout aller loin. L’idée, en fait, était de signer de bonnes performances et ne pas être ridicules. Telle était notre approche ». Aucune prétention en somme. Seulement le souci d’éviter les déroutes. Ce qui, au regard de leur état de forme et aussi de la composition de leur poule, avec le pays hôte, et aussi l’Angleterre et la France, était parfaitement compréhensible.
Mesurant parfaitement ce contexte spécial, les joueurs danois ne se sont mis aucune pression. Et, le sélectionneur, a également fait en sorte qu’il y ait une approche sereine de l’évènement. Il n’a pas cédé aux longs discours mobilisateurs ou aux causeries dans le vestiaire appelant à faire le maximum. Jensen en témoigne : « Il n’a même pas dit grand-chose en fait. Il connaissait la plupart des joueurs depuis qu’on était jeunes, car il était le coach des moins de 21 ans avant. Et avant le premier match, il nous a juste dit qu’on ne sait jamais ce qui peut se passer dans le football. « Prenons les matches les uns après les autres. Voyons si on peut avoir un point contre l’Angleterre » ».

Pas de déclic, mais une confiance et un appétit montés en crescendo au fil des matches
Moller Nielsen savait qu’il n’était pas en position d’exiger un investissement total, qu’il soit physique ou mental, d’un groupe qui n’avait que dix jours de préparation dans les jambes. De plus, ce fut une équipe démunie, puisque Michael Laudrup, le joueur phare du Danemark à l’époque n’était pas de la partie. Le milieu du Barça ayant choisi de claquer la porte de l’équipe nationale, car ne s’entendant guère avec l’entraineur. Soren Sorgenfri, journaliste danois très réputé de Sport Inside, nous synthétise leur mésentente à travers une amusante métaphore : « Dans leur compréhension du football, Richard Moller était comme du thé et un sandwich froid de la veille, Laudrup, lui, était un savoureux dîner et mêlé à du bon vin. On pouvait déguster chacun des deux menus, mais surtout pas en même temps ». Il était donc impossible que ces deux-là continuent de cohabiter après la déroute à domicile contre la Yougoslavie en novembre 1990 (0-2). Jensen connait très bien le différend, mais il préfère donner une autre explication à l’absence de la star locale : « On avait connu un échec quelques mois auparavant, avec la non-qualification pour l’Euro. Et Michael avait besoin d’un break avec la sélection. Il sortait d’une saison épuisante avec Barcelone. Et disons que cela a rendu notre défi encore plus difficile. Car on se présentait sans notre meilleur joueur. »
Sur le papier, rien ne laissait donc présager un parcours glorieux du Danemark. Tous les observateurs pariaient sur un retour à la maison express pour cette équipe. Une équipe dont le football n’avait d’ailleurs rien à voir avec celui, très chatoyant, qu’elle produisait dans les années 80. Pourtant, match après match, Brian Laudrup et ses partenaires ont commencé à empiler les sorties solides jusqu’à réussir à franchir tous les obstacles qui se sont présentés sur leur chemin. Il y a bien eu un revers, certes, contre la Suède lors du second match de poule (1-0), mais il fut finalement sans conséquence. Le tir ayant été rectifié lors de la rencontre suivante face à la France de Michel Platini (2-1).
Le succès contre les Bleus, qui sortaient d’une phase éliminatoire exceptionnelle avec 10 succès en autant de matches, était-ce vraiment celui qui a transcendés les Scandinaves et leur a fait croire que la conquête de l’Europe était réalisable ? « En fait, il n’y a pas vraiment eu de déclic, nous rétorque Jensen. C’est juste en enchaînant les bonnes performances. On a tenu tête à l’Angleterre, on a perdu avec les honneurs contre la Suède et on a réussi à battre la France, qui avait à l’époque une équipe très compétitive. Il nous fallait gagner ce match pour passer et c’est ce qu’on a fait. À partir de ce moment-là, on s’est dit que tout était possible. Nous étions des outsiders, mais je savais que si chacun de nous se produit à son meilleur niveau alors on pouvait battre n’importe quelle équipe dans le monde sur un match. Après c’est sûr qu’on ne voyait pas au-delà du rendez-vous qui se présentait. En demi-finale, on avait contre nous le champion d’Europe en titre. Et en finale, c’était le champion du monde en titre. Il y avait de la confiance, mais pas exacerbée. On se disait simplement que si on est à notre meilleur niveau, alors on peut créer la surprise. »

Quand il n’y avait plus d’essence dans le moteur, les vertus mentales et…un gardien en état de grâce ont prévalu
Ne pas se poser de questions, aborder une rencontre à la fois et sans nourrir le moindre complexe ; la recette parait simple en fin de compte. Mais de là à réussir un aussi brillant parcours, et s’en offrant le scalp des Pays-Bas en demies (2-2 a.p.t.b. 5-4) puis de l’Allemagne en finale (2-0)… Il est certain que d’autres ingrédients étaient nécessaires pour que le miracle se produise. Jensen le reconnait : « Il y avait aussi l’esprit d’équipe, et aussi une mentalité de gagneurs, souligne-t-il. En outre, on se connaissait très bien entre nous et c’était un avantage. On travaillait depuis cinq, six ans ensemble. Donc on connaissait à la fois nos faiblesses et aussi nos forces. C’était un très bon groupe. On savait donc qu’on pouvait concourir contre les meilleurs au monde. Et je me souviens qu’en 1988, cette équipe s’était qualifiée pour les JO de Séoul mais elle n’avait pas pu jouer la compétition car on avait utilisé un joueur suspendu (ndlr, Per Frimann). Quatre ans plus tard, on a eu la possibilité de prendre notre revanche. Et c’est ce qu’on a fait ».
Tout s’est donc déroulé comme dans un rêve, y compris la finale. Spécialement la finale, serait-on tenté de dire puisque les Nordiques l’ont emporté par deux buts d’écart. Comme six ans plus tôt à l’occasion du Mondial mexicain, ils ont maté leurs prestigieux voisins du sud. Un dénouement heureux mais qui, là aussi, était très difficile à prédire. Avant le match, mais aussi durant les premières minutes de cette finale. « On était très fatigués après la demie contre les Pays-Bas. On avait joué 120 minutes. On avait 3 ou 4 blessés aussi, qui n’étaient pas sûrs de jouer la finale, se rappelle Jensen. Les 18 premières minutes, on a donc beaucoup souffert. Les Allemands dictaient le tempo de la rencontre, ils avaient le contrôle et nous acculaient dans notre moitié de terrain. Et Peter Schmeichel nous a sauvés à ce moment-là, en effectuant un ou deux arrêts de grande classe ».
Un but décisif à l’image de tout le parcours : invraisemblable
Les Danois n’en menaient pas large, donc. Le tournant qui a fait basculer la rencontre en leur faveur ? Un but exceptionnel de Jensen à l’entrée de la surface. Une frappe du droit sans contrôle et qui est allée se loger en pleine lucarne de Bodo Illgner. Sa toute première réalisation en sélection nationale alors qu’il avait déjà une quarantaine de capes à son compteur. Il avait manifestement bien choisi son jour. « J’ai eu la chance de marquer ce but. Et la rencontre a totalement changé. Ça a boosté le mental de tous les joueurs de notre équipe, se rappelle avec émotion l’intéressé. On s’est dit alors qu’on pouvait vraiment gagner ce match. La confiance a changé de camp et subitement on courait plus vite, on réussissait plus de passes ou de tacles. On faisait tout mieux, en fait. C’était une chance à saisir absolument pour créer l’une des plus belles surprises de l’histoire du football. Et au fil des minutes, il y avait même ce sentiment que l’Allemagne pouvait jouer jusqu’au lendemain matin, elle ne parviendrait pas à nous marquer un but. Surtout qu’on avait un gardien en état de grâce dans nos buts ». Un sentiment qui s’est vérifié par les faits.
Durant sa carrière professionnelle, qui s’est étirée sur 18 ans, Jensen n’a pas souvent fait trembler les filets adverses. Une dizaine de fois, tout au plus. Alors, il est certain que ce but est resté comme le plus beau, le plus mémorable et surtout le plus important de tous. « Je dirais même le plus important de l’histoire du Danemark, s’en vante-t-il, mais à juste titre. Car, et comme je l’ai dit auparavant, ça a totalement changé la physionomie du match. Le timing était parfait. On était dans le dur, on subissait énormément. Si on n’avait pas marqué à ce moment-là, l’Allemagne aurait certainement remporté cette finale. Pour moi, c’était comme un rêve qui devenait réalité. Marquer dans une finale de l’Euro et face aux champions du monde en titre et que ce but soit décisif pour notre sacre, c’est sûr alors que c’est le meilleur but que j’ai pu marquer durant ma carrière. »
Un conte de fée et une légère saveur aigre-douce
Jensen a connu son moment de gloire, mais il n’était pas le seul à endosser le costume du héros ce jour-là. Son coéquipier et ami, Kim Vilfort, a également trouvé la faille. A douze minutes de la fin du temps réglementaire, il a plié tout suspense suite à un superbe enchaînement feinte sur deux défenseurs - frappe du gauche à ras et de terre. Avec l’aide du poteau, le ballon est rentré. L’histoire était belle pour ce milieu offensif qui venait de retrouver l’équipe après avoir dû s’absenter plusieurs jours pendant le tournoi pour se rendre au chevet de sa fille atteinte d’une leucémie. Malheureusement, après cette fin glorieuse, il a été le premier champion d’Europe à redescendre sur terre ; sa fille ayant succombé à sa maladie quelques seulement après. « C’était terrible, nous raconte Jensen. Il était l’un de mes meilleurs amis au sein de l’équipe. On partageait la même chambre lors des rassemblements. On passait même nos vacances ensemble. Donc, il était très proche de moi. Le voir marquer lors de cette finale c’était bien sûr très émouvant. Et quand sa fille est ensuite décédée, ça m’a énormément peiné. Surtout qu’elle n’avait que six ans. Une très triste histoire. » C’était, à dire vrai, la seule et unique ombre au tableau de cette magnifique aventure.
Bien sûr, aujourd’hui, et quand il se remémore ce tournoi, Jensen préfère mettre en avant les bons souvenirs. Pour lui, cet Euro 1992, en raison de tout ce qu’il a généré comme succès et émotions fortes, demeurera comme le firmament de son parcours. C’est d’autant plus le cas qu’il n’a plus connu de compétition majeure avec sa sélection, ayant raté l’Euro 96 et le Mondial 1998 en France. « En 1996, j’espérais vraiment y être. Mais je n’ai pas pu jouer car je me suis blessé au dernier moment. Trois semaines avant le tournoi, je me suis rompu les ligaments du genou. Je devais y aller, mais je n’ai pas pu donc, nous précise-t-il. Cela étant, après 1992, j’étais très content d’avoir décroché un contrat avec Arsenal. J’ai soulevé trois trophées dans ce grand club. Donc, globalement, ma carrière n’était pas si mal après 1992. Je ne peux pas avoir de regrets, ni me plaindre. »
Aujourd’hui, Jensen est toujours dans le football puisqu’il officie comme scout pour Arsenal dans les pays nordiques. Il continue donc de suivre l’actualité de ce jeu avec attention. Il reste notamment toujours en alerte lorsque les grands tournois se présentent. Et cette fois, il n’a pas besoin d’annuler ses vacances puisqu’il n’est qu’un simple spectateur. À ce titre, pense-t-il qu’un exploit comme celui réussi par sa sélection en 1992 peut encore se produire de nos jours ? Après un petit moment de réflexion, il nous répond : « Je pense que ça va être très difficile. La plupart du temps, ce sont toujours les meilleures équipes qui vont aller loin. Mais il y aura assurément toujours des surprises. Quand est-ce que cela va arriver, je ne sais pas. Et j’espère que ça sera le Danemark encore. D’ailleurs, on a vu à l’Euro 2016 que le Pays de Galles a atteint les demi-finales. Et c’est un petit pays. Ça peut arriver, ça va arriver même. Mais je ne sais pas quand. Mais, encore une fois, c’est très difficile de nos jours. Il y a beaucoup de sélections performantes : l’Espagne, l’Angleterre, l’Allemagne, l’Italie, les Pays-Bas, la Belgique ou la France ». Tout est possible donc. Et surtout, on le sait depuis 29 ans, impossible n’est pas danois.
