A l’approche de l’Euro 2020, notre rédaction vous propose une série de rencontres avec les joueurs ayant disputé ce tournoi par le passé. Des lauréats de la compétition, des acteurs majeurs ou simplement des protagonistes ayant des histoires intéressantes à raconter. C’est Giorgos Karagounis, le milieu de terrain de la Grèce championne d’Europe en 2004, qui est à l’honneur pour ce quatrième épisode. Il revient pour nous sur l’épopée des Hellènes au Portugal.
Le miracle grec. L’expression remonte au Ve siècle pour définir les extraordinaires progrès intellectuels, sociétaux et culturels survenus dans la Grèce Antique, mais on jurerait, en tant que suiveurs du ballon rond, que cette locution date de 2004 seulement et fut inventée pour décrire l’invraisemblable exploit réussi par la sélection d’Otto Rehaggel à l’occasion de la 12e édition du tournoi continental. Lors de ce qui était pourtant leur deuxième participation seulement à cette compétition, les Hellènes ont réussi à déjouer tous les pronostics en inscrivant leur nom au palmarès de l’épreuve.
Il est compliqué aujourd’hui de décrire la surprise que cela constituait de voir la Grèce monter sur le toit de l’Europe et succéder à la France. Mais, en faisant un effort et en retraçant les faits d’armes de cette sélection à l’échelle internationale avant son départ pour le Portugal et qui se limitaient à des présences complètement manquées à l’Euro 1980 et au Mondial 1994, c’est comme voir aujourd’hui l’Autriche, par exemple, s’adjuger l’Euro qui se profile, sans faire injure à cette sélection. Exagère-t-on ? Absolument pas au vu des positions respectives de ces deux sélections au classement en question et aux périodes citées : la Grèce est 35e en mai 2004, l’Autriche est 23e aujourd’hui.
GettyUne sélection qui revenait de loin, mais pas de nulle part
Ce préambule posé, il convient cela dit d’apporter quelques nuances et des précisions à même de relativiser le côté irrationnel du parcours de Theodoros Zagorakis et ses coéquipiers. Et aussi d’identifier la genèse de cette magnifique épopée. En éliminatoires de l’Euro, ces derniers avaient réussi le pari de terminer devant l’Espagne dans leur groupe, et en parvenant même à s’imposer à l’extérieur face à la Roja. C’était à Saragosse, le 7 juin 2003, avec un but vainqueur signé Styliannos Giannakapoulos (43e). Ce succès, le premier d’envergure de ce pays depuis son succès contre l’URSS sur le chemin de l’Euro 1980, a posé les bases d’une aventure glorieuse. Digne des plus grandes conquêtes d’Hercule.
Quand ils ont posé pied en terre lusitanienne, les Grecs n’avaient pas la prétention de surprendre le monde mais leurs ambitions ne se limitaient pas à faire du tourisme. Loin s’en faut. Si aucun des joueurs ne s’imaginait vivre ce qui allait suivre, il n’était pas question de jouer les faire-valoir. Giorgos Karagounis, l’un des tauliers de cette équipe, se souvient pour Goal de l’état d’esprit qui l’animait, lui et ses partenaires, avant le match d’ouverture. « On a commencé le championnat sans la moindre pression, se rappelle-t-il. Avant la première rencontre, ça faisait un bon moment qu’on n’avait pas disputé un match d’un grand tournoi international. Mais notre équipe croyait en son potentiel à ce moment-là ». Des propos corroborés aussi par le gardien Antonios Nikopolidis : « On était très enthousiastes. Il n’y avait pas de stress, mais on voulait vraiment bien faire ».
Le rêve éveillé a pris forme rapidement
Pour son premier rendez-vous, la Grèce se voit confrontée à un défi de taille. Elle est opposée au pays hôte, le Portugal. Un gros morceau, mais tant qu’à faire autant être immédiatement dans le vif du sujet et avec l’avantage d’avoir tout à y gagner. Et c’est avec cette idée-là précise qu’ils ont pénétré la pelouse de l’Estadio de Dragao, le 12 juin 2004. Karagounis : « C’était difficile parce que c’était le match d’ouverture et il y avait le pays organisateur en face. Une très bonne équipe du Portugal, en plus. Ils étaient très forts, et ils l’ont prouvé par la suite en atteignant la finale. Mais, eux aussi, étaient stressés et on a su exploiter cette faille ».
Oui, les Hellènes ont tiré profit du contexte. Et pas qu’un peu. Ils ont même réalisé le match parfait, avec une prestation très solide et une victoire méritée au bout contre un adversaire totalement tétanisé par l’évènement (2-1). Un succès dont Karagounis a été l’un des principaux artisans avec un but inscrit dès la 7e minute d’une frappe sèche de 20 mètres suite à une perte de balle de Paulo Ferreira. Quand il en parle aujourd’hui, il mesure surtout l’importance que cette réalisation a eue sur la suite du match : « Le fait que ça soit arrivé si rapidement dans la partie ça nous a énormément aidés. Ils avaient déjà la pression sur leurs épaules, et être menés au score aussi tôt les a mis encore plus dans le dur ».
Il ne savait peut-être pas à ce moment-là, mais celui qui évoluait alors à l’Inter de Milan venait aussi de mettre fin à une période de 24 ans sans but inscrit pour la Grèce dans un grand tournoi. Le dernier et le seul à l’avoir fait était Nikos Anastopoulos. Tout ce qu’il savait c’est qu’ « il était très important ». « Pour l’équipe et pour moi bien sûr. Il lançait notre tournoi de la meilleure des façons, enchérit-il. C’était magnifique de pouvoir mettre l’équipe dans les meilleures conditions dans cette rencontre à si grand enjeu ». Angelos Basinas s’est ensuite chargé de doubler la mise sur pénalty (51e), avant que Cristiano Ronaldo ne sauve l’honneur pour les locaux en toute fin de partie.
Sur un nuage, mais les pieds sur terre
Forcément, ce succès de prestige a donné des ailes aux Grecs. Se sont-ils dès lors vu aller au bout et réaliser ce qu’ils ont ensuite accompli ? Nikopolidis nous assure que non : « Nous croyions en nous-mêmes et en nos capacités, ça c’est sûr. Mais, après ce match, on s’est juste dit qu’on avait de bonnes chances de franchir le premier tour ». Karagounis jure également que personne ne pensait encore à une consécration continentale : « C’est sûr que c’était une grande victoire, mais nous avons toujours abordé les matches les uns après les autres. On ne s’est pas enflammés. »
Lors de sa seconde sortie, la Grèce confirme en accrochant l’Espagne, l’autre favori du groupe (1-1). Une deuxième performance de taille et qui lui ouvre grand les portes des quarts de finale. La qualification était même virtuellement acquise avant la 3e journée, vu que ses deux rivaux devaient s’affronter entre eux. Et c’est ce qui explique pourquoi ils s’étaient quelque peu relâchés face à la Russie (1-2), alors déjà éliminée. Ce fut donc sans conséquence et l’équipe pouvait se projeter sur la suite de la compétition.
A ce moment-là, après une qualification en tant que second de poule et une confrontation face à la France à venir, on peut se demander, avec le recul, quel était l’état d’esprit de ce groupe. Se voyait-il aller encore plus loin, ou s’était-il dit que la mission était accomplie ? La réponse de Karagounis est sans ambiguïté, et laisse en partie deviner le secret de la réussite de cette sélection. « Après la qualification pour les quarts, il n’y avait pas de discours particulier du coach. Tout le monde au sein de cette équipe avait la même mentalité et raisonnait de la même façon. On s’est simplement dit qu’il y avait une très belle opportunité à saisir. On n’avait plus rien à perdre, alors on pouvait tout donner. On s’est dit que ce genre d’occasions pourrait ne plus jamais se représenter pour une équipe comme la Grèce. Donc, on était dans cet état d’esprit là, avec l’ambition de prolonger au plus loin notre parcours. Que ça soit les joueurs, ou le coach ».

Le succès contre la France fait sauter les ultimes barrières psychologiques
Les Hellènes n’étaient pas rassasiés et les Bleus de Jacques Santini l’ont constaté à leurs dépens. Le 25 juin 2004 à l’Estadio José Alvalade de Lisbonne, la Grèce signe l’une des performances les plus retentissantes de la phase à élimination directe de l’Euro en dominant le tenant du titre. Angelos Charisteas inscrit le seul but de la partie à la 65e minute, à la réception d’un magnifique centre de Zagorakis. Un exploit, et à l’issue duquel Karagounis et ses partenaires ne pouvaient plus se cacher. Et ils n’en avaient pas l’intention d’ailleurs.
« Après ce succès contre la France on s’est dit qu’on pouvait aller au bout, révèle notre témoin. Parce qu’on avait dominé la sélection la plus redoutable de ce tournoi, avec en son sein des stars comme Zinedine Zidane et Thierry Henry ». Nikopolidis le confirme : « Notre philosophie c’était de s’en remettre à une bonne organisation défensive et opérer sur des contre-attaques rapides. C’est ce qui nous a rendus plus confiants. Et avoir dominé la France (1-0), puis la République Tchèque (1-0 a.p.) nous a fait croire que nous pouvions remporter ce Championnat d’Europe ».
Oui, la Grèce n’était pas une équipe qui prenait le jeu à son compte. Oui, elle laissait le ballon à son adversaire pour mieux piquer ensuite. Mais, Karagounis n’est pas d’accord avec l’étiquette qu’on a donnée à cette équipe. Pour lui, le style minimaliste, avec des joueurs attendant uniquement l’erreur adverse est une image trop réductrice et qui ne colle pas à la réalité. Et aujourd’hui encore il s’en offusque si des observateurs parlent essentiellement de réussite pour expliquer essentiellement le succès de cette sélection. « Notre équipe était très forte, et avec des joueurs de très grande qualité, affirme-t-il. Oui, d’accord, on était solides derrière, mais il n’y avait pas que cette qualité-là. Il y avait un excellent groupe, qui avait du caractère et de nombreux leaders. Ce n’est pas la défense qui a fait qu’on était montés aussi haut. C’était le travail de tous ».
L’intéressé en veut pour preuve le fait que la Grèce ait été l’unique sélection à conquérir l’Euro au XXIe siècle sans avoir remporté un seul de ses matches aux tirs au but. « Cela veut tout dire ! On avançait étape par étape, et on a toujours su dominer nos adversaires avant la fameuse loterie, s’enorgueillit-il. Généralement, les équipes qui se reposent sur leur défense, ils essayent de jouer le 0-0 pour ensuite miser sur la chance. Nous, on ne l’a jamais fait. On a gagné nos matches, contre de grandes équipes et avec beaucoup de mérite. Et je pense que ça en dit long sur la valeur de cette équipe. » Difficile, en effet, de contester cette vérité.
La deuxième couche face au Portugal et la gloire pour l’éternité
En finale, contre le Portugal, la Grèce a, cela dit, fait appel à ses ressources mentales plus que d’habitude. Il en fallait, à vrai dire, pour pouvoir dominer la Seleçao pour la deuxième fois d’affilée. « Oui, le mental a prévalu, acquiesce Karagounis. Les battre encore et dans un stade tout acquis à leur cause, c’était très significatif. Car c’était nettement plus compliqué que lors du match d’ouverture. Il n’y avait plus d’effet surprise et l’atmosphère était spéciale. » En plus du moral sans faille, il y avait aussi la faim et ce sentiment général qu’il fallait absolument achever le travail. Retourner à la maison avec la breloque d’argent ne les contentait pas. Les Grecs étaient déterminés à finir au sommet, et ils l’ont même clamé avant le coup d’envoi avec une phrase lourde de sens affichée sur le bus qui les transportait au stade : « La Grèce antique avait 12 Dieux. La Grèce d’aujourd’hui en a 11 ».« C'était déjà une grande réussite de jouer la finale. Cependant, nous savions qu'en remportant ce match, nous serions des «légendes» à tout jamais, et cela nous a donné une motivation exceptionnelle », se remémore Nikopolidis.
Un but de Charisteas à la 57e minute sur un corner de Basinas a scellé cette finale, et permis à la Grèce d’intégrer le club très fermé des sélections ayant remporté un grand tournoi international. Un accomplissement monumental, et qui restera dans les annales à tout jamais. A l’instar de ce qu’avait fait le Danemark douze ans auparavant, cette équipe a écarté tous les favoris -que ça soit d’avant-tournoi ou ceux qui ont émergé comme tels pendant la compétition- pour échouer tout là-haut, au sommet de l’Olympe.

À cœur vaillant rien d’impossible
C’était marquant, et ça l’était à plus forte raison pour ses acteurs. Même dix-sept ans après, Karagounis n’arrive pas à oublier. « C’est impossible, martèle celui qui a porté le brassard de cette sélection entre 2008 et 2014 après les départs à la retraite de Zagorakis et Basinas. Parce que ce qu’on a fait c’était quelque chose d’unique. Pas seulement pour nous les joueurs ou pour notre équipe ou pour la Grèce. Mais pour le football de manière générale. D’une certaine façon, on a démontré que même les équipes les plus faibles sur le papier peuvent réaliser de grands accomplissements, pour peu qu’ils croient en leur capacités et qu’elles soient unies. C’était fantastique, car on a donné une leçon de vie : si tu y crois, alors tu peux le faire. » Effectivement, vu ainsi, c’était un parcours très inspirant et qui a de quoi transcender tous ceux qui manquent de motivation, pensant qu’un tel défi est impossible. La foi peut transporter les montagnes ! Et la maxime n’émane pas de Zeus.
Aujourd’hui, Nikopolidis s’occupe des sélections jeunes de la Grèce. Karagounis a aussi raccroché les crampons depuis bien longtemps pour entamer un nouveau chapitre de sa vie, près des siens, loin du football business. Mais, bien sûr, tout ou presque les ramène à cet été féerique de 2004. Celui où ils sont devenus les héros de toute une nation. « C’était un miracle pour les Grecs. Naturellement, les gens chez nous étaient très contents et reconnaissants. Et même 16 ans après, c’est toujours le cas, assure Karagounis. Ces dernières années, notre football a connu une traversée du désert, et c’est ce qui fait que notre exploit reste présent dans la mémoire de tous ».
Idoles éternelles de la Grèce
Et si les champions d’Europe d’hier sont restés champions dans le cœur de leurs compatriotes c’est aussi parce qu’ils ont su créer un lien indélébile avec eux. Les membres de cette sélection de 2004 ont créé une équipe nommée « LEGEND » avec comme but de venir en aide aux associations caritatives et aux gens dans le besoin à travers des rencontres amicales. Une initiative des plus louables, et dans laquelle ils se sont beaucoup investis : « On est restés très unis entre nous. On se réunit très souvent pour jouer régulièrement des matches de charité et on le fait avec un immense plaisir. Nous nous sentons comme une famille, et nous tentons toujours de venir aux nécessiteux, parce que le peuple grec nous a tellement offert. D’une certaine façon, on lui rend ce qu’il nous a donné », conclut Karagounis. Une très belle œuvre. À se demander même si elle ne supplante pas celle réussie sur le terrain.
